“On ne peut pas imposer aux gens de prendre soin d'eux malgré eux, mais on peut imposer aux gens de prendre soin des autres malgré eux”.
Quand j’ai entendu cette phrase d’Olivier Véran, répondant à l’appel à la rébellion de Nicolas Bedos, je ne sais pas pourquoi, mais mon cerveau a embrayé avec “on peut tromper une personne mille fois. On peut tromper mille personne une fois. Mais on ne peut pas tromper mille personnes, mille fois”. Ça n’a rien à voir avec la choucroute, je le concède, mais il y a une petite parenté stylistique, ne trouvez-vous pas ?

Pas si vite quand même, ne jetons pas le bébé du sens avec l’eau du phrasé.
Il veut dire quoi l’ami Veran ?
“On ne peut pas imposer aux gens de prendre soin d'eux malgré eux, mais on peut imposer aux gens de prendre soin des autres malgré eux”.
Imposer. Prendre soin.
Prendre soin. Imposer.
Imposer. Prendre soin.
Prendre soin. Imposer.

Il y a comme un truc qui ne tourne pas rond. Façon oxymore. Façon mauvais mélange des genres.
Commençons par la notion de “soin”.
Copain Larousse nous donne 4 définitions qui tournent plus ou moins autour de la même idée de s’occuper d’autrui ou de choses :
“Actes par lesquels on veille au bien-être de quelqu'un : Entourer ses hôtes de soins attentifs;
Actes de thérapeutique qui visent à la santé de quelqu'un, de son corps : Les premiers soins à un blessé;
Actes d'hygiène, de cosmétique qui visent à conserver ou à améliorer l'état de la peau, des ongles, des cheveux : Soins de beauté;
Actes qui visent à entretenir, préserver quelque chose, un végétal : Cette plante a besoin de soins réguliers”.
On va dire que Olivier Véran ne songe sans doute pas aux plantes, qu’elles soient belles humaines ou jolies végétales. Reste donc l'acte de veiller au bien-être d’autrui et celui plus thérapeutique visant à sauver ou préserver la santé d’autrui.
N’étant, comme l’ami Bedos, pas médecin, infirmière ou thérapeute, j’en conclus donc que mon champ d’opération doit viser le bien-être d’autrui.
Qu’est-ce donc que le “bien-être” ? toujours selon le gardien du sens des mots, il y a 2 définitions assez convergentes :
“État agréable résultant de la satisfaction des besoins du corps et du calme de l'esprit : Éprouver une sensation de bien-être;
Aisance matérielle qui permet une existence agréable”.
Satisfaction des besoins du corps et calme de l’esprit. L’esprit tranquille dans un corps bien portant, bien repu, bien délassé.
Cet état agréable est-il possible de l’atteindre et d’en profiter si on est malade, et que donc le corps n’est pas au mieux de la satisfaction de son besoin de santé ? Je ne crois pas.
L’esprit est-il apaisé quand on est malade ? Je ne crois pas non plus.
L’esprit peut-il être apaisé lorsqu’il sait son corps à la merci potentielle d’une maladie ? Je ne crois pas non plus, non plus.
On ne peut donc pas dissocier bien-être et bien portance.

Prendre soin d’autrui, au sens de se soucier et s’occuper de son bien-être, imposerait donc de se soucier et de s’occuper autant de l’intégrité de son corps que de son esprit.
Poursuivons avec “imposer”. Quel vilain mot, dont on retiendra les 2 définitions suivantes :
“Obliger quelqu'un à faire ou à subir telle action en se soumettant à un ordre, à un règlement : Le directeur nous impose le silence;
Entraîner telle action, tel état par son existence, sa nature mêmes : La situation impose qu'on fasse des sacrifices”.
Mon esprit serein et tranquille m’invite à penser que Olivier Véran l'a employé au sens premier d’obligation à faire par contrainte réglementaire. Brrrrrr.
Si on traduit le propos du ministre de la Santé, on peut ainsi en déduire que la loi ne peut pas nous obliger à nous soucier et à nous occuper de notre bien-être, mais qu’elle peut et ne se gêne pas de nous l’imposer s’agissant des autres.
Je ne sais pas pourquoi mais je pense à Wesley Snipes, aka Nino Brown dans New Jack City quand j’écris cela.
Suis-je le gardien de mon frère ?

Je sais que cette phrase culte de ce gangstamovie tout aussi culte, est tirée de La Bible. Mais qui la prononce au fait ? Direction le livre de la Genèse, Chapitre 4.
“9 L’Éternel dit à Caïn : Où est ton frère Abel ? Il répondit : Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ?
10 Et Dieu dit : Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi.
11 Maintenant, tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère.
12 Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre”.
Contrairement à Caïn, nos gangsters des nineties ont le sens de la protection de leurs “frères” puisque cette phrase leitmotiv scelle leur pacte d’amitié envers et contre tout. Alors que dans la Bible, cette phrase a avant tout une valeur rhétorique et vise à éluder la réponse à la question divine initiale, réponse terrible qui vaudra à Caïn une vie maudite d’errance.
Est-ce qu’avec sa sortie un poil trop polémique, Nicolas Bedos ne nous inviterait pas, inconsciemment, à rejouer le drame fraternel originel ? Celui qui ferait de nous des meurtriers par négligence et non des bergers bienveillants ?
Suis-je ou ne suis-je pas le gardien de mon frère ? Telle est la question à laquelle semble nous convier cette crise sanitaire du Covid-19.
Que je ne me soucie pas de moi, cela ne regarde que moi. Mais ne pas se soucier de l’autre, est-ce être indifférent à son sort au point d’être le complice coupable de sa maladie voire de sa mort, si par mégarde mon insouciant comportement y contribue ?

Ne pas vouloir son bien-être et ne pas chercher à préserver sa santé, au prix de mon propre bien-être (entendu comme confort et agréabilité à jouir d’une certaine liberté de choix et d’action), peut alors devenir criminel. Peut même devenir péché, passible non pas de mort ni de damnation éternelle, mais au moins de bannissement social.
La Bible millénaire a tranché – et dans un pays de culture judéo-chrétienne, il va sans dire que cet héritage pèse qu’on le veuille ou non. Non seulement tu ne tueras point, mais de ton frère tu seras le gardien.
Est-ce le moment historique où Dada va enfin être d’accord avec le gouvernement sur le sujet du port du masque ?

Je ne sais pas en fait.
C’est non sans malaise que je ne peux m’empêcher de me dire que nous avons le gardiennage de frangins bien sélectif.
Quelques jours à peine après l’incendie dévastateur qui a vu partir en fumée le plus gros camps de réfugiés en Europe sur l’île grecque de Lesbos, et après que les européens se soient mis d’accord pour continuer à plus ou moins faire la sourde oreille aux appels de détresse de ces gens-là, j’ai du mal à penser autrement.
Toutes les vies humaines ne se valent pas. Certaines coûtent l’inconfortable prix de la liberté entravée, d’autres ne valent même pas un coup d’œil condescendant.
Savez-vous qu’il existe des instruments de mesure de la valeur financière d’une vie ?

Yep. Tout a un prix Micheline, enfin une valeur, même ma vie et la tienne.
Ça s’appelle la VVS, pour Valeur d’une Vie Statistique. Je sais, ça ne s’invente pas.
Un rapport de 2012 de l'OCDE la fixe entre 1.5 million et 4.5 millions de dollars pour les pays de l'OCDE ou de l’Union Européenne. Pour la France, à la suite de l'OCDE, le Commissariat général à la stratégie et à la prospective a publié en 2013 un rapport sobrement nommé “Éléments pour une révision de la valeur de la vie humaine” et l’a établie aux alentours de 3 millions d’euros.
C’est pas l’homme qui valait 3 milliards mais c’est déjà ça.
On me souffle à l’oreillette que ce n'est pas combien je vaux le sujet, mais combien je coûte à la collectivité tout en restant rentable pour le pays. Ah. Logique imparable du coût / bénéfice.

Ben oui, Micheline. Le budget de l’État n’étant pas extensible, il doit faire une évaluation pour déterminer à partir de quel seuil de morts évités, tel ou tel projet d’investissement (santé, voirie, environnement, etc) vaut la peine d'être mené. Autrement dit, combien de vies sauve-t-on au regard du budget public mis sur la table quand on parle sécurité routière, rénovation des hôpitaux, toussa, toussa.
Qu’on s’entende bien, ce n’est pas un indicateur farfelu, sorti de l’esprit tordu de je ne sais quel obscur statisticien.
Dans un papier publié par Libération sur le sujet, l’économiste Émile Quinet, président du groupe de travail ayant pondu le rapport de 2013, explique que “dans toutes les études d’investissements aujourd’hui, les éléments sur la valeur de la vie sont donnés. Le ministère de l’économie la prend aussi comme référence. Sans aller jusqu’à faire un simple calcul par ordinateur, le chiffre sert de guide pour le décideur”. Niveau santé par exemple, la Haute Autorité de Santé (HAS) se base sur ce ratio efficacité / coût pour évaluer la pertinence à rembourser un traitement au regard des années de vie gagnées et de la qualité de vie qu'il est censé permettre.
Je vous entend crier au scandale mercantile.

On se calme. Ce n’est visiblement pas un coup du grand méchant Capital qui aurait fait péter les digues de toute éthique et décence. Cette affaire de valeur de la vie est aussi vieille que le monde visiblement. Œil pour œil, dent pour dent, la fameuse loi du Talion n’en est qu’un exemple.
Question héritage en la matière, la France ne doit pas que l’école à ce sacré Charlemagne puisque c’est lui qui rend obligatoire la pratique du wergeld, du “prix de l’homme”, inspirée des traditions nordiques, notamment chez les peuples Germains et Vikings. Destinée à assurer la paix sociale, le wergeld est ni plus ni moins qu'une somme d’argent demandée en réparation à une personne coupable d’un meurtre (ou crime du même genre), évitant ainsi les vendettas et autres vengeances privées qui appliquaient, elles, la loi du Talion à la lettre. Aujourd’hui, on appelle cela des Dommages-intérêts.
Notez que déjà à l’époque, les vies n’ont pas la même valeur et cette dernière est fonction du niveau social de la victime. A-t-on vraiment évolué depuis ? Pas sûr quand on sait que, par exemple, lors d’un crash d’avion les proches de victimes ne perçoivent pas les mêmes montants d’indemnisation, ces derniers variant suivant le pays d’origine et pouvant se chiffrer de quelques milliers à plusieurs millions d’euros.
Joseph Brunet-Jailly, Économiste à SciencesPo Paris, se demande sur le site de l'OCDE si le “COVID-19, (est) révélateur de la valeur de la vie humaine pour la société ” et nous apprend que, si la valeur statistique de la vie d'un français est de 3 millions d’euros, celle d’un africain subsaharien s’établit entre 1.000 et 150.000 dollars (d’après une étude commandée en 2018 par la Fondation Bill et Melinda Gates). Pas cher. Ultra rentable même le ptit noir vu comme on l’exploite.
Vous reprendrez bien une petite dose d’abjecte inégalité ?
Sachez que d’après Havocscope, site qui recense les infos disponibles sur les économies parallèles et donc illégales, un enfant au Royaume-Uni cote en moyenne à 19.236 euros, un enfant soldat au Mali à 461 euros, un enfant en Inde à 34 euros.
Ce n’est donc pas anodin que de péter l’économie mondiale au nom du principe de préservation de la santé et de la vie. Et pas celle de n’importe qui, celles des plus vulnérables, parmi lesquels nos ptits vieux et ptites vieilles. Pas les plus rentables de la bande. Même s’ils ont bien donné pendant leur “vie active”, ne l’oublions pas.
Joseph Brunet-Jailly s’étonne aussi de ce choix qui n’est pas des plus économiquement rationnels. Je cite :
“d’un coup, en 2020, face à une nouvelle pandémie, nous arrêtons l’économie mondiale pour un mois, puis pour deux mois, –ou plus, ou plusieurs fois, qui sait ?– et tout le système d’éducation sur toute la planète ! Pourquoi exactement ? Pour sauver parmi les vies humaines menacées par le Covid-19, celles des malades les plus âgés, plus précisément, celles de malades âgés dans les pays riches : sur 230 000 décès recensés au total au 30 avril, 70 % proviennent de 5 pays à haut revenu : Espagne, États-Unis, France, Italie, Royaume Uni ; et un mois plus tard, au 28 mai 2020, sur 356 000 décès recensés, les mêmes pays en ont enregistré 226 000 soit 63 % du total ! Selon les statistiques mondiales, les décès enregistrés dans l’ensemble des pays d’Afrique de l’Ouest se comptent en quelques centaines (820 pour les pays du Club du Sahel au 2 juin 2020, dont 299 au Nigeria). Or tous les pays ou presque, tant au Nord qu’au Sud, ont pris des mesures de confinement, et tous frémissent désormais devant les conséquences de ces décisions : faillites inévitables, chômage massif, dettes publiques monstrueuses”.
Pas très rentable tout ça… Pourquoi l’avoir fait alors ? Si je le savais, ma brave dame, je ne me torturerais pas les méninges à essayer de comprendre la logique sous-jacente à la gestion de la crise sanitaire depuis ses premiers jours.
Peut-être faut-il les croire sur parole alors, quand nos “dirigeants politiques” clament haut et fort leur souci de la vie humaine, “quoi qu’il en coûte”.

J’y aurais volontiers cru si ce souci n’était pas aussi sélectif. La France n’a cessé d’assumer l’héritage rocardien, tristement rendu célèbre par l’affirmation en 1989 que “nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde”. Le même Rocard qui, à l’appui de cette position forte, considérait que “il y a, en effet, dans le monde trop de drames, de pauvreté, de famine pour que l’Europe et la France puissent accueillir tous ceux que la misère pousse vers elles”.
C’est sûr.
On ne peut pas s’imposer de prendre soin des migrants fuyant un pays ravagé par des guerres dont nous, “pays riches”, sommes les complices car bien souvent les instigateurs.
Et comme ils n’ont pas les moyens de prendre soin d’eux dans leur pays, ils peuvent bien continuer à se jeter à la mer.

De toute façon, nous on s’en fout, on porte des masques (et on isole nos vieux).
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Si comme moi vous considérez que la vie mérite d’être vécue du mieux qu’il est possible, même dans des conditions sanitaires dramatiques, vous pouvez contribuer à un mieux-être des demandeurs d'asile qui s’entassent toujours plus nombreux sur l’île de Lesvos (près de 13.000 au dernier décompte).
Les ONG s’activent sur le terrain pour remonter les dispositifs d’accueil que le feu a réduit en cendres. Et en attendant, ce sont 13.000 individus, hommes, femmes, enfants et bébés qui ont faim et froid.
Je donne ce que je peux aux ONG Movement on the Ground et Because We Carry.
Ils ont besoin de sous pour mener à bien leur mission, alors faites un don !
C’est pas défiscalisable, le bon Dieu ne vous le rendra pas, mais des gens auront peut-être chaud, des produits de première nécessité et à manger grâce à vous.
Donnez ce que vous pouvez, même 5 ou 20 euros, c’est avec les petits ruisseaux qu’on fait les grands rivières.
Pour aider via Movement on the Ground, c’est ici.
Pour aider via Because We Carry, c’est ici.
donc on doit lire tout ça pour ça ?
1° aidez les gens que vous pouvez, sans vous oubliez (sinon ça ne durera pas)
(ok)
2° donnez de l'argent pour ceux qui le font à votre place
(ok mais APRES le 1°, et combien ... )