Tous masqués, faut-il dépénaliser le port du Niqab (entre autres)?
Ça commence par mon problème avec le port du masque et ça finit par se demander s'il est bien légitime d'interdire le port du voile intégral et de tout moyen dissimulant le visage de manifestants.
Je m'balladais sur l’avenue, le cœur ouvert à l’inconnu, lorsqu’une image placardée sur la devanture d’un resto fermé m'a interpellée. Intriguée, je m’approche et me dis “wow, y’en a qui prennent des risques… afficher aussi ouvertement une position antimasque”.
Sauf que, à bien y regarder, ça a plutôt l’air d’une affiche officielle.

Ça cite un texte de loi, ça renvoie à un site en .gouv .fr… si c’est une parodie, c’est extrêmement bien fait.
Je demande à Google. Le site visage-decouvert.gouv.fr n’existe pas ou plus.
Je persiste : visage découvert gouvernement. Là je tombe sur une archive gouvernementale officielle.
Cette affiche (achetable par ailleurs pour la modique somme de 9€ car elle est obligatoire dans tous les lieux recevant du public, dont les cafés, hôtels et restaurants…) fait partie du kit de communication diffusé par feu le gouvernement de Sarkozy lors de la promulgation de la loi d’octobre 2010, gentiment surnommée “loi anti burqa”.
Mazette.
Serions-nous hors la loi lorsque nous portons nos jolis ou vilains masques anticovid ? La loi anti-burqa est-elle toujours en vigueur ?

Non madam. Oui madam. Toujours en vigueur, la loi d’octobre 2010 avait prévu le coup et le port du masque par décision législative ou réglementaire a été institué comme dérogation possible à la loi.
Du coup, si je porte un voile, ou juste une cagoule (#fatalbazoka) + un masque, est-ce que je porte une néo-burqa conforme à la loi ?
Tout cela m’égratigne à nouveau les boyaux.
Car je dois bien avouer un truc. Je n’ai pas été très franche la semaine dernière ou plutôt je me suis laissée porter par le symbolisme du masque pour arriver à une conclusion très rationnelle sur le pourquoi de mon malaise face au port du masque obligatoire.
Mais la vérité vraie je la connaissais dès le début et me cacher derrière la peur de la mort était sans doute plus facile que d’assumer le lapsus symbolique et cognitif qui me fait souvent dire “nan mais ça me casse la tête le port du voile. Heu, du masque. Le port du masque”.
Entendons-nous bien, je n’ai rien contre les nanas voilées, du moins celles dont je peux voir le visage et en apprécier les détails si la lubie m'en dit. Ce qu'elles portent sur la tête ne me regarde pas, ni ne m’intéresse d’ailleurs. Je respecte leur choix vestimentaire, comme je respecte les mecs qui portent la Kippa. Chacun.e son truc. Chacun.e sa liberté.
Non. Ce qui déclenche un déluge de cortisol dans mes entrailles, c’est bien ce voile intégral que portent certaines femmes, qu’il leur soit imposé dans les théocraties musulmanes ou qu’elles s’en revendiquent comme d’un choix individuel lorsqu’elles l’arborent sur le sol français.

Malgré moi, dès le premier jour où j’ai du porter un masque pour cause de covid, je me suis sentie comme enburqanée.
Voilà pourquoi je suffoque sous ce masque (au-delà du fait que techniquement, respirer son dioxyde de carbone en boucle fermée, c’est très vite difficilement respirable, mais ça c’est un détail dont le législateur n’a pas cru bon de se soucier).
Et je tourne en boucle avec cette question depuis le premier jour de l’obligation du port du masque : quelle est la différence entre un masque obligatoire “pour ta santé et celle des autres” et un voile qui ne laisse apparaître que tes yeux “pour ta protection et celle du regard des autres” ? J’ai posé la question à une amie qui m'a répondu : “ah c’est pas pareil, dans un cas c’est pour la santé et dans l’autre c’est pour dominer”. J’entends la réponse et elle est rationnelle et sensée mais ça ne dissipe pas mon malaise.
Allons bon ma bonne dame, les hommes aussi sont obligés de porter le voile, heu la burqa, heu le masque. Oui oui, les hommes, les femmes et même les enfants maintenant.
Mais je ne suis pas n’importe quelle femme.
Je suis issue d’une culture où avoir le visage masqué quand on est une femme à une connotation religieuse. Et oppressive selon le point de vue.
Du coup, inconsciemment, dans ma tête, visage masqué = femme potentiellement oppressée. Il est comme ça l’inconscient, il fait des raccourcis, des associations d’idées qui matchent avec son bagage et son histoire personnelle.
Alors comment on exorcise cela ?
Comment on change une représentation négative en une représentation positive sur commande ?
Comment on explique à mon inconscient réfractaire que le visage masqué, qui était signe d’oppression et de domination masculine, dénoncé comme tel et sanctionné par la loi républicaine en 2010, est aujourd’hui en 2020, non seulement quelque chose de bien mais, qui plus est, d’obligatoire à peine de sanctions ?
Comment je passe du noir au blanc en un claquement de loi ?

Pour essayer d’amadouer le dur à cuire inconscient, rien de tel qu’un décodage en bonne et due forme.
Clarifions pour commencer les différents types de voiles dits islamiques grâce à ce synthétique et claire tableau publié par le Courrier International.

Je n’ai pas à vous faire de dessin, je me contenterais de constater que parler de burqa en France est visiblement un abus de langage. Et que l’objet de mon effroi s’appelle plutôt Niqab donc.
C’est d’ailleurs bien lui que vise la loi d’octobre 2010 comme l’explicite la circulaire ministérielle publiée à l’époque.
Mes propos ne concernent donc que cette tenue. J’avoue ne jamais avoir croisé de femmes portant la burqa ni le tchador. Quand aux femmes qui portent le hidjab, j’en croise plein, j'en connais plein, et ça me perturbe autant que de croiser ou de parler à quelqu’un qui porte une casquette, un chapeau ou rien sur la tête.
Pourquoi ?
Parce que mon expérience - qui n’engage que moi - m'a appris un truc : une femme voilée d’un simple Hidjab ne me regarde pas avec mépris, ne me semble pas considérer qu’elle est meilleure que moi au motif qu’elle trouve à s’épanouir dans la pratique d’une religion, discute de tout et de rien avec moi parce que nous avons un échange de personne à personne. Voire de femme à femme. Il y a du respect.
Perso, je n’ai jamais parlé avec une nana portant le Niqab. Mais je me suis toujours sentie hyper mal à l’aise lorsque j’en croisais une dans la rue ou le métro, au point d’avoir parfois des bouffées de haine, et l’envie de planter des piques dans ces deux yeux que je voyais arrogants et dédaigneux, à tort ou à raison.
Si le port du masque sanitaire a bien une vertu, c’est celle de m’avoir incitée à quelques recherches sur les origines et le sens du Niqab.
Et là, scoop, révélation que je tiens de la très instructive étude publiée en 2010 par le sociologue Samir Amghar, spécialiste du salafisme et de l'orthodoxie en Islam, chercheur à l'Université Libre de Bruxelles : le Niqab est un instrument de distinction et d’affirmation sociale (ça c’est l’évidence), notamment dans un mouvement de rejet du modèle social français (là on continue à enfoncer une porte ouverte), mais aussi de l’islam traditionnel tel qu’il est pratiqué notamment par les parents (intéressant), les autres musulman.e.s jugé.e.s un peu trop tièdes parmi lesquels les femmes se contentent d’un “simple voile” ou encore les “assimilées culturelles” que la République Française a gobé toutes crues (révélation !).

Le port du Niqab est bien un “dans ta face” un brin arrogant et dédaigneux, non seulement vis-à-vis des valeurs et de la culture française mais aussi vis-à-vis des valeurs et de la pratique d’un Islam jugé “mou”, sans parler des dépravées qui ont adoptés les valeurs et le mode de vie français.
Cela parce que nos copines niqabées se pensent appartenir à un groupe de musulman.e.s d’élite dont le style de vie, les valeurs et pratiques sont au plus proche d’un soi-disant Islam originel, incarnant “l’organisation de Salut voulue par Allah”.
Le Niqab est donc plus qu’une provocation, c’est un manifeste visuel, un étendard distinguant ceux qui sont vraiment dans la “vérité religieuse”, des autres qui n’iront pas au paradis.
A la manière des Haredims juif.ve.s ou des Amishs chrétien.ne.s, il est extrêmement intéressant d’apprendre que ces salafistes musulman.e.s sont à tort considéré.e.s comme ayant des velléités de conquête.

Au contraire, ils seraient même a-politiques et loin de vouloir convertir à tour de bras, ils cultivent un projet d’exil, de hijra, pour retourner vivre en terre islamique.
Dans l’attente de réaliser ce projet, ils vivent entre eux et les femmes (issues de l’immigration mais nées en France ou françaises de souche) ont ce besoin de signifier leur différence par le Niqab qui leur permet de “se distinguer des autres jeunes femmes, beurgeoises qui s’assimilent et « beurettes de cités »”.
L’objectif, au-delà des raisons religieuses, serait “d’échapper aux logiques d’assignation identitaire dont elle pourrait faire l’objet”. L’étude livre un extrait de témoignage éloquent à cet égard : “Je suis algérienne, je vis en banlieue. On attend de moi que je sois une beurette façon racaille [...] Ou on attend de moi parce que je viens de banlieue d’être une intégrée qui a réussi et qu’on exhibe comme un trophée de la diversité[...] Moi, je prends le contre pied de toutes ces masses. Hamdulillah, j’ai opté pour la voie salafie”.
J’ai donc raison de me sentir visée lorsque je croise une femme portant le Niqab, étant moi-même l’archétype de la beurgeoise intégrée, assimilée, digérée par Marianne.
Je suis au demeurant frappée par la tonalité assumée et revendicative de ces propos. On est loin de l’image d’Épinal de la femme dominée et asservie par d’obscurs barbus. Certains pourront crier à la servitude volontaire. Peut-être.
Mais ce discours revendiquant un refus d’assimilation ou d’intégration culturelle mérite sans doute qu’on le prenne au sérieux. Il fait écho à une autre analyse que j’ai croisé sur le sujet et qui n’a pas lassée de me surprendre par sa potentielle pertinence.
Livrée par Asma Lamrabet, biologiste, essayiste et conférencière marocaine qui se définie comme “engagée dans la réflexion sur la problématique des femmes dans l’islam”, cette étude nous plonge dans les origines sociales et politiques des voiles islamiques, au prisme de l’histoire coloniale et post coloniale.
Son analyse très érudite confronte deux idéologies : l’idéologie coloniale et l’idéologie islamique traditionaliste. Je me permets de la citer dans les largeurs, car la clarté du propos m’invite à résister à la paraphrase.
“Dans les deux visions tout semble se jouer autour du corps des femmes. Se « dévoiler » pour les uns c’est se « moderniser » et « s’émanciper » tandis que pour les autres s’est « trahir » ses racines et c’est rompre avec son identité religieuse.
Alors que se voiler revient pour l’idéologie moderniste à se situer en dehors de la modernité, dans la vision islamique c’est s’enraciner dans l’espace identitaire islamique, autrement dit c’est « résister » à l’occidentalisation.
(…) il faudrait cependant savoir remettre ce débat dans le contexte de l’époque à savoir celui d’un monde arabe sous l’emprise coloniale. Tout ce que ce monde colonisateur représentait, était perçu comme « étranger » à la culture islamique, comme une grave menace de déculturation et donc forcément inacceptable.
(…) Le dévoilement, comme l’émancipation et les droits des femmes, étaient entendus donc comme des concepts conçus dans les bagages du colonisateur – perçu à juste titre avant tout comme étant un oppresseur - et donc moralement et éthiquement irrecevables.
Il faudrait aussi rappeler que le colonisateur a, lui même, largement contribué à l’instrumentalisation de l’histoire du voile des femmes musulmanes.
En effet, nulle besoin de démontrer encore comment les récits orientalistes sur l’infériorité des sociétés à coloniser - et donc à civiliser ! - se sont focalisés essentiellement sur la thématique des femmes qui étaient considérées comme étant des êtres opprimées par leur tradition religieuse.
[En témoigne cette affiche datant des années 50 et diffusée dans les bureaux de l'administration en Algérie, alors département français (NDLR)]

Ces récits étaient forts utiles pour le colonisateur européen puisque quelque part cela pouvait cautionner son entreprise coloniale de mission civilisatrice. L’homme blanc européen devait non pas uniquement apporter la civilisation à ces sociétés mais aussi « sauver » les femmes de l’oppression et la réclusion imposées par l’homme indigène.”
Ah bah voilà d’où vient le script du scénario nauséabond déroulé par le magasine Valeurs Actuelles et qui a vu la députée Danièle Obono d’abord grimée sous les traits d’une esclave, avant de se voir délivrée par un vaillant missionnaire chrétien.

Mais là n’est pas le propos du jour. Revenons donc à nos chiffons.
Ce que je retiens de ce rappel à la mémoire historique, c’est surtout l’instrumentalisation politique du discours et des normes autour du port du voile islamique, outil d’assimilation culturelle à marche plus ou moins forcée.
Certes, mais au temps des colonies, la France squattait chez “eux”, aujourd’hui c’est “eux” qui squattent la France… même s’ils prétendent vouloir en partir. Donc il serait légitime de refuser qu’on nous balance à la face un emblème vestimentaire qui dit clairement le rejet des valeurs et du style de vie français, au nom de principes religieux jugés supérieurs.
Sauf que, réglementer sur ce fondement est contraire au principe même de laïcité que la loi “contre la dissimulation du visage dans l’espace public / pour le visage découvert” prétend défendre.
Ce serait discriminer au nom de motifs religieux, or la laïcité est bien ce qui permet à tous de pouvoir vivre et exprimer librement ses convictions religieuses sans risquer d'être inquiété.e ou sanctionné.e pour cela.
C’est ce que le Comité des Droits de l'Homme de l’ONU a rappelé à la France dans un avis rendu en 2018, jugeant que “l'interdiction du niqab viole la liberté de religion (et) les droits humains” et reprochant à cette loi de “marginaliser” ces femmes “en les confinant chez elles et en leur fermant l'accès aux services publics”.
C'est ce que constatent quelques observateurs hors de France, minoritaires à s’exprimer sur le sujet, rappellent, parmi lesquels Amnesty International qui revient sur le sujet à la faveur de l’obligation du port du masque sanitaire.
Marco Perolini, chercheur sur l’Europe à Amnesty International, rappelle au passage que les femmes portant le niqab ne sont pas les seules victimes, selon lui, d’une atteinte à leur liberté, les manifestants étant aussi frappés de la même obligation de circuler à visage découvert, aux motifs du “vivre ensemble” dans un cas et de la “protection de l’ordre public” dans un autre. Pour lui, qui demande si “le masque utilisé pour combattre la pandémie de COVID-19 est vraiment si différent du niqab ?”, l’obligation du port du masque est une occasion de restaurer les libertés individuelles de ces femmes et des manifestants.
Je ne l’avais pas vue venir celle-là.

A l’heure où d’aucuns dénoncent une entrave à la liberté individuelle dans l’obligation du port du masque, allant jusqu’à parler de “muselière civique”, ce serait en fait l’occasion de rétablir un semblant d’égalité en droit.
Le droit à s’habiller comme on veut, que ce soit pour afficher ses convictions religieuses ou pour exprimer ses revendications sociopolitiques quand on manifeste.
Car on ne peut pas d'un côté risquer une sanction pour circuler sans masque, donc visage dévoilé et, d’un autre côté, risquer une sanction pour circuler avec quoi que ce soit qui dissimule le visage, donc visage masqué.

C’est assez schizophrénique.
Et finalement assez inquiétant car cela semble illustrer la dynamique autoritariste dans laquelle s’enfonce chaque jour un peu plus notre pays.
Pays dont le gouvernement dégaine la massue législative ou réglementaire dès que ça l’arrange :
Pour des raisons idéologiques s’agissant du port du voile dans la lutte pour l’hégémonie culturelle qui oppose l’occident au monde islamique ;
Pour des raisons de contrôle du corps social jusque dans ses élans de rébellion ou simplement d’expression de son mécontentement s’agissant du visage des manifestants ;
Pour des raisons qui m’échappent encore s’agissant de l’obligation du port du masque dans le contexte de la Covid. Que des précautions sanitaires s’imposent oui, qu’elles soient prescrites par la loi en tout temps et en tout lieu public m’interroge. Mais ce serait bien trop long d’en causer ici, peut-être la semaine prochaine si ça me turlupine encore.
Pour l’heure, c’est à mon visage masqué défendant que je me sens irrésistiblement acquise à la position d’Amnesty International qui appelle à un retrait pur et simple des dispositions légales qui criminalisent le “visage dissimulé”.
Non pas que ça m’enchante de recroiser des nanas niqabées pour les raisons déjà invoquées plus haut.
Mais mon malaise en leur présence ne m'autorise pas à souhaiter leur bannissement de l’espace public, ni à vouloir qu’on leur impose de renoncer à l’expression de leurs convictions religieuses. Ou alors la cohérence imposerait de criminaliser tout port de signe religieux : adieu Kippa, Soutane, Kesa. Et pourquoi pas instaurer un uniforme pour éviter que rien de trop dérangeant ne dépasse finalement ? C’est peut-être ce qui nous pend au nez, qui sait.
Le droit au Niqab, étendard pour préserver les libertés individuelles ? Ça se tient, aussi bizarre que cela puisse paraître.
Me viennent ces bons mots de Tocqueville qui déclarait en son temps, “j’aurais, je pense, aimé la liberté dans tous les temps ; mais je me sens enclin(e) à l’adorer dans le temps où nous sommes”.
Si au nom de la sécurité sanitaire nous devons supporter le port d’un masque obligatoire, alors je crois qu’au nom de la liberté, qui reste quand même la première des valeurs défendue par la République française, nous devons tolérer l’expression de l’altérité même la plus radicale.
Tant qu’elle n’est que l’incarnation d’une posture identitaire et qu’à part venir titiller notre propre construction identitaire, elle ne fait finalement rien de vraiment mal.
Le masque anticovid aura au moins eu la vertu de me libérer de ma détestation, pour ne pas dire de ma peur, des femmes niqabées.
Voire même de les considérer avec davantage de respect.
Celle-là aussi, je ne l’avais vraiment pas vue venir.
